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Photo du rédacteurpoesiarevelada

Le chant rauque de Fela







Bienvenue à Kalakuta l'ultime utopie de Fela, sa "république" engloutie au milieu d'épaves de carcasses rouillées.

Soir de juin. Le soleil arrêta sa course.

Sans transition, l'obscurité prenait place et les étoiles cloutaient le ciel pour éclairer la bannière géante installée sur les murs calcinés du bunker géant criblé de balles.


" Si tu aimes la nitroglycérine, c'est ici qu'çà s'écoute ".


Dans ce décor pauvre de Lagos, le farouche opposant aux militaires du Nigéria décida de célébrer en grande pompe l'anniversaire de son mariage.

Les portes du repaire s'ouvrirent pour ne plus se refermer. S'engouffra dans la bousculade joyeuse une foule hétéroclite, avec beaucoup de jeunes qui patiemment attendaient depuis l'aube.

Vite se remplirent les gradins sommairement installés. Tout le quartier dehors s'était mobilisé autour des hauts-parleurs.


Cette nuit, c'était la trève. Les hommes en treillis de guerre devinrent des colombes pour ne manquer sous aucun prétexte le récital de la panthère noire de l'afro beat.

Longue attente dans la chaleur et la poussière. Les canettes vides de bière et de coca s'entassaient et voltigaient des hauteurs des échafaudages pour s'écraser bruyamment au pied de l'estrade précaire.

Les heures passaient. Des volutes enfumées de cannabis s'enroulaient dans une lumière blanche, blafarde.

Vacarme d'enfer incessant qu'un curieux duo d'instruments cherchait à calmer, alternant le roulement planant des vagues et un chant d'oiseau.


Enfin vers minuit, un air de trompette genre fanfare militaire salua l'arrivée d'un homme au torse maigre, peinturluré, entouré d'une phalange de vingt-sept danseuses, ses épouses disait-on.

Vêtu d'un simple pagne cintrant la taille, Fela, nu, avança sur la scène et leva les bras vers la foule hypnotique.

Bouche collée à son saxophone, son déchirant "Black Man's Cry" retentit dans une ambiance surchauffée. Beaucoup de place laissée aux improvisations joyeuses, aux longues pauses, aux franches rigolades avec ses complices, Fela délaissait souvent son instrument et sa voix grave prenait le relais pour se fondre dans la luxuriance des cuivres et les éclats inopinés de guitare. Les choristes libéraient leurs voix à pleins poumons. Aux quatre coins de la grande salle, ses "Queen's" dansaient seules dans de hautes cages dorées puis se rejoignaient ensemble le corps libéré jusqu'à la transe, chaloupant sans trêve enroulées dans leurs étoffes légères,


" C'est l'heure du ballet final,

ultime frisson tout-à-coup

toutes accrochées au fanal

ces filles-là vous rendaient fou,


Bouche pulpeuse et gorge pleine,

qui touchait leur sombre beauté

---ces Queen's-là, c'était des reines !---

pouvait rêver de volupté."


Sous la chaude lune africaine, les maisons de la ville vibraient à l'unisson zébrées de déchirures électriques.

Soudain, panne d'électricité.


La danse s'arrêta, le public frissonna.

Le feu, la mort, la guerre passèrent sur l'assistance comme l'ombre inquiétante d'un rapace, une voix douce de jeune femme murmura au coeur noir de la nuit,


" Oublier le plancher qui craque,

fuir celui qui nous traque

le grand rapace aux cruelles serres

dont le vol sur nous se resserre."


Obscurité totale. Plus de son. Tout seul, Fela prolongea longuement de son souffle ces plaintes, "No Agreement", "Water No Get Enemy", autant d'hymmes à la résistance, à la fierté de l'homme noir, repris en choeur par toute les poitrines de la grande banlieue.

Finis les cris rauques. Sa voix devint a capella presque bluesy, une caresse chuchotée à l'oreille, accompagnée d'arpèges très simples.


Comme le sorcier l'avait prédit lorsqu'il n'était qu'un petit enfant yoruba, Fela se transforma ce soir en guerrier Fela Anikulapo-Kuti " Celui dont émane la grandeur, qui trimbale la mort dans son carquois, et qui ne peut être tué par les hommes".


La faible lumière revint et cligna par intermittence jusqu'à la fin du concert.

L'aube pointait ses lueurs. Longue vague bariolée, la foule se dispersa dans la poussière, les yeux chavirés et quitta les lieux en silence,


" Une fille dansait sur la braise

dans le miroir que tendait l'amour..."


Les flamants étaient si nombreux après s'être regroupés dans le ciel.

Ils s'envolèrent en plein soleil laissant après leur passage furtif une immense traînée de plumes roses.











______________________


Récit et poèmes écrits par Thierry Quintrie Lamothe

© juin 2022

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3 Comments


lylialecorre
lylialecorre
Oct 15, 2022

Ce n'est pas un poème ! c'est un texte étrange, original qui nous transporte dans un pays pas comme les autres, même si l'on a compris qu'il s'agit sans doute de l'Afrique.

Il faut se plonger vraiment dans l'histoire, plutôt un rêve (pour moi )

Rauque est le mot qui convient; c'est très curieux, comme si l'auteur avait rêvé ou réellement fait le voyage ...évidemment, moi qui suis une romantique, je l'aurais rédigé tout à fait autrement !!! mais cela n'aurait sans doute pas eu le même impact ! disons un impact . ; plongeons donc avec l'auteur dans cette musique rauque, si différente de la notre ...

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Merci beaucoup Lilya pour votre commentaire direct et incisif.

Bien sûr, j'étais à Lagos en 1981 pour vivre en direct cette nuit musicale, chamanique, Unique. Fela, torse nu avec juste un léger pagne ceintrant sa taille, en fusion avec une foule de 20 000

personnes tétanisées jusqu'à l'aube...

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